Mumford & Sons, l'appel du mainstream - Rolling Stone

01/10/2022 Par acomputer 355 Vues

Mumford & Sons, l'appel du mainstream - Rolling Stone

Avec Delta, son nouvel album, l’ancien groupe folk Mumford & Sons consolide sa carrière et s’impose désormais comme un poids lourd à la U2. Au prix de compromis discutables…

Bienvenue au musée de la langue de bois, des phrases publicitaires et des formules marketing : “innovation”, “changement radical”, “nouveau”, “excitant”. Marcus Mumford, chanteur, batteur et prête-nom de Mumford & Sons, dispense ce genre de lieux communs avec une conviction irritante. “Actuellement, nous sommes au mieux de notre forme, on sent qu’on est en train d’atteindre notre zénith de créativité”, dit-il au sujet de Delta, le dernier album du groupe. Et d’ajouter rapidement : “Ce qui ne veut pas dire que nous sommes le meilleur groupe du monde.”

La machine médiatique, lancée il y a quelques mois, est comparable à celle des grandes multinationales telles que U2 ou Coldplay. Règle n° 1, histoire de combler le temps entre la fin de la production de l’album et sa sortie : plus on doute de la qualité de l’œuvre, plus on doit s’étendre en anecdotes. Outre l’évaluation de sa propre performance (“zénith créatif”), pourquoi ne pas évoquer des absurdités, comme la “technique” de mixage du producteur Paul Epworth ? Une moitié de sa console de studio aurait servi à enregistrer The Dark Side of the Moon et l’autre moitié, Some Girls – comme si l’écho de ces monuments allait ressurgir sur Delta ! Autre exemple, la fierté de Mumford quand il raconte comment ils ont trituré le son d’un banjo au point que celui-ci n’était plus reconnaissable. “On s’est demandé pourquoi ne pas nous dépasser en essayant d’intégrer le banjo comme instrument principal, de manière à ce qu’il sonne comme personne ne l’a jamais entendu !” s’enthousiasme-t-il encore.

En 2015, Mumford & Sons avait déjà délaissé le banjo qui avait dominé les deux premiers albums. Wilder Mind marquait le passage au rock, façon stade. Mais, dans le genre perfecto et guitares électriques sur fond de clichés seventies, les Kings of Leon avaient déjà placé la barre très haut. Malgré de bonnes ventes, l’album est vite tombé dans l’oubli. Cependant, pour Mumford, Wilder Mind était une étape nécessaire : “On s’était rendu compte qu’à partir de là, on pouvait aller où on voulait.”

Sigh No More, qui signait leurs débuts en 2009, sonnait pourtant comme un revival du folk fait main. Mais l’invraisemblable popularité dont Mumford & Sons a joui ensuite a débouché directement sur un Babel (2012) empreint d’un pathos hymnique qui n’était plus qu’attitude. Cris emphatiques, brouhaha de mélodies et de stomps accompagnés de fingerpickings ahurissants… Le charme d’un morceau comme “I Will Wait” ne pouvait pas être reproduit à l’infini. “Nous avons craint d’y rester coincés, explique Mumford. Après deux albums acoustiques, il aurait été contre-nature de continuer ainsi. S’entourer d’un tel corset stylistique ne correspondait plus à nos goûts, qui sont bien plus larges.”

Mumford & Sons, l'appel du mainstream - Rolling Stone

Mumford & Sons avait fait la connaissance d’Epworth bien avant Wilder Mind, mais l’emploi du temps du réalisateur était déjà rempli par des clients célèbres, comme U2, Coldplay ou Adele. “On lui avait envoyé un tas de démos. Elles étaient assez mauvaises, c’est surprenant qu’il ait accepté ! se souvient Mumford, ironique. Aujourd’hui, ils seraient les meilleurs amis du monde, et les souvenirs des séances aux studios Church d’Epworth, dans le nord de Londres, ne sont qu’éloge : “Je pourrais en parler pendant des jours. Travailler avec lui a été l’une des meilleures expériences que j’aie jamais vécues. Il est devenu un frère pour nous.” Dans son église reconvertie en studio, frère Epworth aurait par ailleurs été assez exigeant avec le groupe. Niveau silence, d’abord, car il n’y a aucune séparation entre la régie et les musiciens. Puis une charge de travail qui a fait impression. “Il ne semble jamais à court d’énergie créative. Il était déjà sur place quand on arrivait le matin et il y restait encore après notre départ.”

Règle n° 2 pour satisfaire aux exigences de la promo : parler d’“expérimentations musicales” en pratiquant un name dropping bien dosé et ciblé. Moins une influence semble probable, mieux c’est. Ainsi, pendant les séances, ils auraient écouté Kanye West, Talk Talk et Charles Mingus. “Toutes ces préférences qu’on doit faire cohabiter, ce n’est pas toujours simple. Ted, par exemple, aime le reggae, moi pas vraiment”, dit Mumford en évoquant ses dissensions avec le bassiste Ted Dwane.

En effet, Delta offre les mêmes petites fusions stylistiques – un groove EDM par-ci, une texture hip-hop par là – qui font la farce de n’importe quelle production désireuse de compter ne serait-ce qu’un minimum dans le segment du mainstream. Et, pour y parvenir, Epworth a réussi à éliminer jusqu’à la dernière petite once de charme indie qui restait aux quatre Londoniens. Et voilà un Delta “pile poil” au format des standards de la mondialisation radiophonique : des missiles bombastiques de pseudo-émotions qui ratent le cœur mais pulvérisent l’esprit. Fétichisme technologique sans faille, surcharge d’effets “wembleyesques”, orgies de réverb’ de guitare et d’orchestrations épiques hollywoodiennes. Mais le succès leur donne raison…

Au moins, on ne pourra pas reprocher à Mumford & Sons d’être retourné en terrain connu après l’“expérimentation” électrique de Wilder Mind, car Delta n’est en rien un retour au folk plutôt dépouillé de leurs deux premiers albums. Au contraire, ils ont saisi l’occasion de consolider davantage leur carrière et sont à présent l’un des rares groupes ayant connu le succès avec de la musique faite main. On ne saura probablement jamais si les compromis qualitatifs pour rester dans l’air du temps ont été volontaires ou seulement dus au veto de leur management puisque, à partir d’un certain niveau de succès, tout comme les grandes marques ou les gouvernements, les artistes maintiennent une façade politiquement correcte à toute épreuve. Malgré tout, Marcus Mumford, Marshall Winston, Ben Lovett et Ted Dwane donnent l’impression d’avoir gardé un peu d’authenticité personnelle, du moins dans leurs textes. Parce qu’il s’en est passé, des choses, dans leurs vies de tout juste trentenaires. Au moins l’un des four big D’s (death, drugs, depression, divorce) aurait affecté chacun d’entre eux, selon le clavier Lovett. Directement ou par le biais d’autres personnes plus ou moins proches ? La réponse reste pudiquement discrète. Juste cette allusion de Mumford : “En trois ou quatre ans, dans la vie d’un adulte, on peut vivre un tas de merdes.”

Beaucoup de ces expériences auraient donc trouvé leur chemin jusque dans les textes. Par exemple, le mariage heureux de Mumford avec l’actrice Carey Mulligan, qu’il a épousée peu après leur collaboration pour le film Inside Llewyn Davis, des frères Coen – deux enfants pour le moment. Ou bien sa participation au tribute pour Dylan, Lost On the River: The New Basement Tapes. Ou encore son engagement caritatif pour les survivants de la tour Grenfell de Londres, dévastée par le feu le 14 juin 2017. Mumford a même pu visiter un camp de réfugiés près de Mossoul, en Irak. En espérant pouvoir aider les gens, ne serait-ce qu’en les écoutant. “Il y a des histoires qui doivent être écoutées. Cela me pose un problème que tant de gens ne soient pas entendus de nos jours…”

Certes. En revanche, quand on lit que Mumford & Sons a invité le quelque peu rustique psychologue et critique canadien Jordan Peterson dans le studio (on parle là d’un homme qui prévient régulièrement contre le “terrorisme du marxisme” et qui, après l’attentat au camion à Toronto, en avril 2018, avait dit “comprendre” un tueur “en colère contre Dieu parce que les femmes le repoussaient”), là, l’image du Marcus Mumford qui veut rendre la voix aux faibles et aux exclus de notre société se fissure. L’engagement humaniste d’un Mumford et l’agressivité anti-politiquement correct d’un Peterson, ça ne colle pas. “Guiding Light” est le titre du premier single extrait de Delta. Serait-ce la lumière du train qui arrive de l’autre côté du tunnel ?

Max GöscheTraduction et adaptation : Peter Kröner