"Deep Time", quarante jours sous la terre

14/11/2022 Par acomputer 410 Vues

"Deep Time", quarante jours sous la terre

« Deep Time », le temps profond. C’est le nom donné à l’aventure tentée par quinze volontaires, tous confinés sans repères au fond d’un gouffre ariégeois pour étudier l’évolution des rythmes biologiques d’une petite communauté recluse. Afin de mieux se préparer à de futures expéditions interplanétaires, mais aussi appréhender la perte de repères annonciatrice de maladies neurodégénératives.

Quelques heures ont suffi pour que tous perdent la notion du jour et de la nuit. Très vite, le rythme est chamboulé. La bande se disloque, se disperse en grappes, au gré des phases de sommeil de chacun. A 500 mètres du camp de vie, la galerie du Lion a été aménagée en dortoir, à l’abri du bruit ambiant. Sous une voûte basse, les minuscules tentes, équipées de lits de camp sommaires, sont plantées sur un sol sableux et mou. Il est interdit de parler et de réveiller ses voisins.

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Il était 20 heures, ce dimanche 14 mars, quand la grille de la grotte de Lombrives, près de Tarascon-sur-Ariège, s’est refermée sur huit hommes et sept femmes, les plongeant dans une aventure inédite. « Deep Time », ou quarante jours de confinement à 400 mètres sous terre privés de lumière naturelle et de repères temporels. « Cinq mille personnes ont gravi l’Everest ; cinq cents ont rejoint la Station spatiale internationale ; dix-neuf ont vécu des expériences hors du temps en solitaire ou à deux, jamais en groupe : vous êtes les premiers ! » a lancé d’un ton solennel Christian Clot, le chef de l’expédition .

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Barda sur le dos pendant une heure de marche zigzagante sur un sol cabossé, troué de poches d’eau, les aventuriers ont traversé la Carène, le « passage du Crime » – un tunnel étroit et bas – débouchant sur une impressionnante cathédrale de roche. En colonne, ils se sont faufilés entre les cascatelles et les parois stalagmitiques froides et ruisselantes, taillées en chimères. Ici, une sorcière avec son nez crochu et son grand chapeau ; là, un mammouth géant. Après 800 mètres de randonnée, ils ont atteint le ventre de la terre, la galerie du Grand Cimetière : leur camp de vie. Il y a une gazinière, une bibliothèque, un évier, des chaises pliantes et cent cinquante caisses. Près de 5 tonnes de matériel, dont 1,5 tonne de vivres, acheminées à dos d’hommes. Produits frais, conserves, denrées lyophilisées. Une tablette de chocolat par jour et par participant, quelques bonbons et des menus de fête pour les anniversaires. Ce premier soir, dans une ambiance sonore et chaleureuse, autour de burgers et de chips, l’excitation et l’émotion étaient palpables.

Christian Clot a imaginé et monté en un temps record – quatre mois – cette expérimentation hors du temps. L’explorateur franco-suisse a bravé seul le froid polaire de la Sibérie, affronté la jungle amazonienne et les steppes arides de Patagonie, survécu à la chaleur brûlante d’un désert iranien… Son unique but : « Questionner scientifiquement notre capacité d’adaptation face à des situations de crise », répète-t-il. Afin d’élargir le champ de ses recherches sur les facultés humaines d’acclimatation aux changements, il a fondé voilà quatre ans le Human Adaptation Institute. « Deep Time » s’y inscrit comme le dernier projet, inspiré par la pandémie mondiale et ses contrecoups inquiétants qu’une étude Covadapt, diligentée par l’institut, a relevés. Selon cette enquête menée auprès de milliers de personnes, 40 % d’entre elles disaient avoir, au fil des confinements, perdu la notion du temps ; 69 % déclaraient éprouver un sentiment « faible à majeur » de fatigue morale, et 26 % s’avouaient impactées mentalement et moralement, voire exténuées. « Notre but est de comprendre les réactions du corps humain sans lumière naturelle, ni montre, ni connaissance des événements extérieurs, renchérit Clot. Ainsi, nous observerons en direct comment notre organisme s’adapte lorsqu’il est désorienté, comment le cerveau réagit. » Et il souligne : « Jamais l’impact de ce type de rupture temporelle sur nos fonctions cognitives et émotionnelles n’avait été étudié par les chercheurs. »

Deux vélos génèrent de l’électricité : chaque personne doit pédaler une heure par jour afin de produire assez d’énergie

Ils ne sont pourtant pas les premiers scientifiques à tenter l’isolement en milieu fermé. En juillet 1962, Michel Siffre est ainsi descendu au fond du gouffre de Scarasson, sur un glacier, en Italie. Mais Christian Clot pousse l’expérience encore plus loin, y entraînant tout un groupe. Agés de 27 à 50 ans, les volontaires ont été sélectionnés parmi 1 500 candidats, selon leurs aptitudes physiques et psychologiques, mais aussi leurs motivations. Il y a Emilie, Martin, Marie-Caroline, Johan, Alexis, Margaux… Bijoutière, médecin réanimateur, cordiste, infirmière, enseignant. Ou chercheur, comme François, 35 ans, directeur de l’innovation et des affaires publiques dans l’industrie de défense et réserviste dans l’armée française. Dans son sac de 10 kilos autorisés, un couteau fétiche et douze livres : des romans historiques, de la science-fiction et beaucoup d’essais. « On vit dans une dictature de l’urgence où il faut toujours aller plus vite, déplore-t-il. “Deep Time” est une pause dans ce monde pressé. Aller à contre-courant de notre société, c’est ce qui m’a intéressé : évoluer, grandir, sortir de ma zone de confort. C’est grisant d’ajouter une petite pierre à l’édifice d’un projet qui nous dépasse totalement... »

Le tas de pierres censé être le tombeau bâti par Hercule, fils de Zeus, pour Pyrène, son amour, veille sur les nouveaux colocataires de la grotte. Juste derrière ont été installés des toilettes sèches et des sanitaires où l’eau chaude est rationnée : 10 litres par personne pour quarante jours. Plus loin, les eaux troubles d’un lac souterrain. Un sentier longe les bords, serpente entre des blocs jusqu’à la « base scientifique » où règne une obscurité totale. Le froid pique les peaux : il fait entre 10 et 12 °C. Et l’humidité, dont le taux s’élève à 95 %, s’infiltre sous les vêtements thermiques. Une sensation inconfortable, désagréable, qui s’accroît la nuit lorsque les corps s’immobilisent… Guidés par des lampes frontales, les équipiers entrent dans leur laboratoire éphémère, cabane rudimentaire abritant une batterie d’instruments et d’appareils techniques. A l’extérieur de la cahute, sous une tente, le matériel stocké ; à côté, deux vélos générateurs d’électricité. Chaque personne doit pédaler une heure par jour afin de produire assez d’énergie pour plancher sur la cinquantaine de protocoles scientifiques, français et internationaux, engagés. Parmi les domaines à l’étude : la cognition. Il s’agit d’évaluer comment nos cerveaux appréhendent le temps et son évolution dans pareilles circonstances. Depuis sa nouvelle résidence, l’équipe participe aussi à des recherches sur l’épigénétique (l’étude des changements réversibles dans l’activité des gènes), la psychiatrie, la psychologie, l’étude du sommeil, la sociologie du groupe ou encore l’agronomie, l’écologie et la géographie. « Entre six et sept heures d’activité par jour sont prévues, dont deux consacrées aux travaux scientifiques », estime Jérémy Roumian, directeur des opérations et des partenariats.

Cette aventure humaine est avant tout une expérience scientifique in vivo

Dans la salle commune, éclairée par un gros ballon de lumière blanche, des tableaux affichent les tâches et localisent les participants. « Pour des raisons pratiques et de sécurité, insiste Jérémy Roumian, chacun doit dire où il se trouve. » Quotidiennement, il faut aller puiser avec un seau 100 litres d’eau à 80 mètres de profondeur, dans un gouffre, puis en filtrer le calcaire. Il faut aussi évacuer chaque jour près de 35 kilos de déchets, car la roche s’imprègne vite de relents… Après les premiers jours, le groupe a pris ses repères. Certains préparent les repas ; d’autres lisent, jouent aux échecs ou au ping-pong, méditent. Un isoloir, où l’on peut se confier à une caméra, est à disposition. Trois équipiers improvisent un concert avec deux guitares et un violon. Deux autres font du fitness. Arnaud, un jeune biologiste, a fêté ses 30 ans. A chaque minute son lot d’imprévus. Système D et bricolage priment. Damien, un cordiste, a le don de tout savoir réparer, sans jamais perdre son sourire. Entre ces murs, la patience est un atout. Les heures passent et la conscience du temps s’estompe, raconte le photographe Bruno Mazodier, présent la première semaine. Analysé par des capteurs posés au-dessus des yeux des participants endormis, le tempo biologique de chacun est devenu sacré. Les temps de repos se décalent. On parle alors de cycle, l’intervalle entre le lever et le réveil suivant, autour de 24 heures.

Cette aventure humaine est avant tout une expérience scientifique in vivo. Les équipiers sont surveillés de près ; leurs comportements, scrutés. Dans la salle commune, 24 heures sur 24, deux caméras enregistrent mouvements, interactions et distances pour étudier la sociabilité, le repli sur soi. Christian Clot surveille sa troupe discrètement, sans relâche. Des mesures sont prises régulièrement : température, fréquence cardiaque, tension, etc. Les participants sont aussi soumis ponctuellement à des questionnaires détaillés. En surface, une trentaine de spécialistes, dont neuf chercheurs (psychologues, biologiste, médecin, éthologue, neurobiologiste) et trois spéléologues, étudieront à leur sortie toutes les données collectées. Dans quarante jours, les premiers résultats seront publiés. « Deep Time » est un confinement poussé à l’extrême, le pire des scénarios envisagés. L’expédition sera utile pour appréhender de nouvelles pandémies, mais aussi pour préparer des missions spatiales ou sous-marines, assure Christian Clot. « J’espère, dit-il, que nous apporterons des réponses et des solutions concrètes aux autorités. » Lui vit cette aventure « comme un bond dans le futur ». Exaltant mais vertigineux.

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