“Un violeur court les rues” : de nombreux témoignages accablent un street artist et photographe parisien

03/11/2022 Par acomputer 489 Vues

“Un violeur court les rues” : de nombreux témoignages accablent un street artist et photographe parisien

INFO NEON – Connu pour son tag « L’amour court les rues », l’artiste parisien Wilfrid A. aurait imposé des violences sexuelles à de nombreuses jeunes femmes depuis au moins dix ans. Notre enquête.“Un violeur court les rues” : de nombreux témoignages accablent un street artist et photographe parisien “Un violeur court les rues” : de nombreux témoignages accablent un street artist et photographe parisien

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– Avertissement : les récits retranscrits au cours de cet article contiennent des évocations de violences sexuelles et des traumas qui en découlent. Ils sont susceptibles de heurterles personnes sensibles à ce sujet –

– Précision du 24/06/2020 : pour tout témoignage supplémentaire visant la même personne, contactez-moi par mail pgrandde@prismamedia.com –

Elle a 22 ans, des ongles immenses et rouges, des yeux en amande, un chignon au sommet du crâne, un pull zippé gris dans lequel elle disparaît. Elle raconte son histoire dans un café parisien, par un après-midi maussade. Ses amis lui ont toujours répété qu’elle devrait être mannequin. Alors, il y a deux ou trois ans, elle publie des photos sur Instagram, s’inscrit sur une plateforme qui met en relation modèles et photographes, commence à faire quelques shootings. “J’ai pas eu des expériences très agréables. Je suis toujours tombée sur des photographes un peu pervers sur les bords.” Elle rit, comme le font souvent les gens qui racontent des choses pas très drôles.

Elle a 20 ans et peu d’expérience lorsqu’un photographe, Wilfrid A., la contacte via Instagram en 2018. Il lui propose un shooting, elle accepte, il lui fixe rendez-vous chez lui, dans le quartier parisien de Montmartre. “Ca ne s’est pas très bien passé, résume-t-elle. Il a des méthodes très bizarres. Il t’explique que pour que tu sois à l’aise sur la photo, il faut que tu sois plus détendue.”

Elle hésite avant d’enchaîner sur son récit. “Il commence à te toucher, t’embrasser. Il m’a fait toucher son entrejambe. Il me sort une phrase du type : “si tu as l’impression que je suis ton copain, tu seras plus à l’aise sur la photo.” Ouais mais… T’es pas mon copain.” Il lui aurait proposé à boire, ainsi que de la marijuana, elle aurait refusé. Le shooting se déroule en sous-vêtements dans un premier temps ; puis ils passent à un shooting entièrement dénudé. “Il m’a mis un doigt, soi-disant pour me détendre. C’était très violent. J’étais choquée, déçue, en colère… Je ne savais pas comment faire pour sortir de là. Trop d’émotions qui se… Alors je l’ai regardé faire, et c’est tout.”

« En principe, quand une personne dort, tu la lâches »

D’après le récit de la jeune femme, son calvaire ne se serait pas arrêté là, mais aurait continué toute la nuit. Le shooting se serait poursuivi jusqu’à une heure tardive, “22h30, peut-être”, alors le photographe lui aurait proposé de dormir chez lui. Elle vit loin en banlieue, elle n’a plus de transport pour rentrer. Elle passe la nuit à ses côtés. Sans dormir.

“J’avais plus d’endroit où aller, c’était les heures les plus longues de ma vie. Il essayait de me toucher, de me caresser, il passait sa main sur mon corps. J’essayais de faire semblant de dormir. En principe, quand une personne dort, tu la lâches. Dans la forêt, quand un animal est mort, il n’y a plus d’intérêt à lui courir après. Ca ne l’a pas empêché de continuer, et quand je voyais qu’il allait trop loin, enfin… Je remontais sa main. Je ressentais du dégoût. Je me demandais comment c’était possible qu’il y ait des personnes comme ça.”

Faleska le répétera plusieurs fois au long de l’entretien : elle n’a pas su réagir. “Je ne l’ai pas encouragé, il a bien vu que j’étais pas à l’aise. Mais je suis quelqu’un de timide, je ne sais pas quoi faire face à des situations qui me dépassent.” (voir notre encadré en fin d’article sur le phénomène de sidération psychique). Elle dit qu’elle n’a jamais parlé à personne de l’événement, “sauf à mon copain, juste avant de vous rencontrer”.

Le récit de Faleska n’est pas isolé. Il fait écho à plusieurs autres témoignages frappants de similitude, qui visent tous un même homme : le photographe et street artiste parisien Wilfrid A. Son fait d’armes photographique principal : il a réalisé la photo de la pochette de l’album Authentik du groupe NTM en 1991. Il écume les Fashion weeks, et publie sur son fanzine Fais Netour des portraits d’anonymes et de quelques personnalités.

Une figure familière de Montmartre

Plus récemment, ce quinquagénaire a acquis une petite hype avec “L’amour court les rues”, un tag multi photographié et instagrammé qui orne passages piétons, murs ou encombrants de la rive droite de la capitale. Souvent coiffé d’une casquette, Wilfrid est l’une des figures familières de Montmartre et les riverains le croisent à ses bars de prédilection ou en train de taguer sa phrase emblématique, elle aussi devenue un élément du décor d’Amélie Poulain. “L’amour court les rues” a notamment recueilli de l’attention médiatique après les attentats du 13 novembre 2015 ; la formule est alors vue comme un hymne à la bienveillance et à la résilience parisienne.

Lire aussi : Modèles photo : comment la résistance féministe s’organise face aux agresseurs

Sauf que derrière la douceur sucrée du graffiti, les nombreux témoignages dessinent un portrait qui semble plus sinistre. C’est avec l’aide de ses deux casquettes, celle du street artist et celle du photographe, que Wilfrid A. se livrerait à une traque inlassable, qu’on pourrait qualifier de frénétique, aux très jeunes femmes, et ce depuis au moins une décennie.

16 femmes ont témoigné auprès de NEON avoir été abordées par lui. J’en ai rencontré certaines, ai échangé par téléphone ou par messages avec d’autres. Les faits dépeints les plus anciens remontent à 2009, les plus récents à février 2020 ; certaines auraient été sollicitées dans la rue, d’autres sur Instagram ou Messenger. Points communs de toutes celles qui se sont confiées : leur beauté, indéniable selon les critères classiquement admis dans notre société, leur jeunesse au moment des faits allégués (l’une était mineure). Huit d’entre elles racontent s’être retrouvées en tête-à-tête avec lui, et dépeignent une expérience a minima déplaisante, au pire traumatisante.

> A lire ici : le second volet de notre enquête, qui révèle une pratique prédatrice hors du commun

“J’ai enfoui cette histoire au fond de mon cerveau pendant des années.” Adèle*, 28 ans, se débat depuis deux ans avec des idées sombres. Parmi ses démons, selon elle, il y a un burn-out lié au travail et puis il y a l’agression qu’elle aurait subie. Elle raconte, par mail puis par téléphone, qu’en juin 2018, Wilfrid l’aborde dans la rue alors qu’elle est au téléphone avec sa mère : il la trouve “super jolie”, il souhaite la photographier.

Adèle a alors 26 ans, elle travaille comme styliste dans une boîte qui ne lui convient plus, mais dans ce milieu où beaucoup d’avancées se jouent au réseau, elle a du mal à faire valoir son profil. Wilfrid peut être son opportunité : il lui dit qu’il fait des photos avec des mannequins et des non mannequins, qu’il travaille pour Vogue, qu’il est influent.

Alors, Adèle raconte qu’elle le retrouve devant chez lui. “Il monte l’escalier devant moi, il se retourne en disant tout le temps “qu’est-ce que tu es belle, chérie”, ça me met mal à l’aise.” Il lui aurait proposé à boire à plusieurs reprises, elle aurait refusé tout du long. Le shooting aurait commencé “normalement”, mais très vite, c’est une escalade où le photographe l’aurait poussée dans ses retranchements, à force d’insistance et toujours sous couvert de “la décoincer”. “Il attrape ma nuque, il s’approche de mon visage. Il regarde les photos, il dit “ça va pas”. Il recommence, il me touche la nuque, les épaules, le dos, il approche ses lèvres à moins d’un centimètre de ma bouche. Je me recule, il dit “détends-toi, je vais pas t’embrasser, c’est juste pour te mettre en confiance.”

La confiance n’est nulle part dans la tête de la jeune femme à ce moment-là. La voix d’Adèle tremble au téléphone, mais elle poursuit. Raconte qu’il veut prendre des photos sur le lit ; elle refuse, il insiste, à plusieurs reprises, le manège dure. “Et je me dis allez, mets-toi sur le lit, fais ce qu’il demande, comme ça ce sera fini.” Elle aurait obtempéré, et au bout de quelques clichés, il aurait de nouveau répété qu’elle est “trop crispée, pas naturelle”.

“Un violeur court les rues” : de nombreux témoignages accablent un street artist et photographe parisien

« Il a touché toutes les parties de mon corps »

“Alors il se met sur moi, il commence à approcher ses lèvres de ma bouche, à me toucher les fesses, les jambes, il me pelote les seins comme jamais. Je dis “on arrête, c’est pas pour moi” et il répond, je ne l’oublierai jamais : “Pourquoi, je suis en train de t’exciter ? Tu as peur de céder ?” Je pense que cette phrase restera à jamais dans ma mémoire, avec son regard.” Il réessaye en se frottant à moi, je sens son entrejambe à travers le pantalon. Il a touché toutes les parties de mon corps. A chaque fois qu’il faisait ça, il posait l’appareil photo.” Pendant qu’elle est plaquée sur le lit, son esprit tourne, raconte-t-elle. “J’ai clairement eu un déclic. Je me dis : il va essayer de te violer.” Elle trouve la force de se relever, prend ses affaires et s’en va.

Adèle et Diane* ne se connaissent pas, et leur épreuve aurait eu lieu à quelques années d’écart : 2018 pour la première, l’été 2015 ou 2016 pour la deuxième, “je ne suis plus sûre”. Adèle n’est pas habituée à poser devant un objectif ; Diane*, elle, est une modèle aguerrie. Pourtant, ce qu’elles racontent ressemble à un même cauchemar. Diane*, 19 ou 20 ans à l’époque, raconte, avec la prudence des souvenirs plus très frais :

“Il a eu des comportements déplacés. Il insiste très lourdement pour qu’on fasse une séance photo de plus en plus dénudée, j’ai eu du mal à imposer mes limites. Il me fait m’allonger sur le lit, il s’est frotté à mon entrejambe très fortement en étant habillé, moi j’étais pas vêtue. Sur le coup, j’ai rien fait. Je ne sais plus si je suis partie tout de suite. Mais je sais que je l’ai très mal vécu.” Elle dénonce par la suite ses actes sur un groupe Facebook privé où les modèles se mettent mutuellement en garde contre les photographes douteux (voir notre article sur la question).

Pratique prédatrice rodée

Au cours de chaque récit, on retrouve des similitudes qui font penser à un modus operandi, une pratique prédatrice rodée. Lorsqu’une jeune femme relaie son graffiti sur instagram, il commente sous le post et débarque en message privé pour proposer un verre. Le caractère systématique de sa démarche apparaît dans le récit de Delphine. Elle raconte : “J’ai pris une photo de l’amour court les rues et je le tague. Il m’envoie un coeur, j’envoie un coeur, jusqu’ici tout va bien, et après il m’a proposé un verre. Je me dis, si c’est un jeune de 30 ans, pourquoi pas. Il m’envoie une photo de lui, j’ai paniqué, c’est pas trop ce que je recherche. J’ai été cash.” Il répond alors qu’il propose ça à « tous » ses fans.

Son autre terrain de chasse : la ville. L’une d’entre elle aurait même subi ses gestes déplacés en pleine rue. Mathilde avait alors autour de 18 ans “je crois, c’était en 2014, quelque chose comme ça.” Aujourd’hui modèle, elle en a eu assez d’entendre son nom revenir parmi les photographes à éviter ; c’est pourquoi on prend un café ensemble dans le quartier du Père-Lachaise. Elle est la première à avoir voulu me parler.

Elle déroule : “J’ai vraiment pas eu de chance, c’était une agression de rue. J’étais avec ma pote, il vient nous voir, nous dit j’aime bien votre style, je fais du streetstyle, j’aimerais vous prendre en photo. T’as 18 ans, tu dis “oui grave”. Mais direct c’est chelou, il nous dit “cambre-toi plus, c’est pas très sexy.” Ma pote me laisse, je me retrouve seule avec lui. Il dit qu’il pourrait me faire poser, me montre ses photos. C’est dégueulasse, de la vieille photo sale de meufs à poil. Il me fait les grands discours, je peux t’aider, j’ai des contacts, blabla, le truc habituel. Il me prend la main, se penche, et m’embrasse sur la bouche.” Le prétexte, toujours le même : “Il me dit “c’est pour te décoincer.”

Flatteries et promesses de tremplin dans un milieu concurrentiel : le “blabla habituel” qu’évoque Mathilde revient tout le temps dans les témoignages. Chana se souvient qu’il l’a abordée aux Galeries Lafayette, “en 2015 ou 2016” ; elle a alors 19 ans, elle est modèle depuis un an et demi. “Il avait un côté grande gueule dont je me suis méfiée, mais dans le cas de cet homme, il a bossé, il est connu dans ce qu’il fait. Il me dit qu’il est exposé, qu’il manage des modèles, il a parlé d’être mon agent.”

« Je suis venue faire mon travail, lui en a profité »

Faleska, aspirante modèle, est aussi appâtée par ses soi-disant connexions. “Il me dit qu’il est connu par des grandes marques, il me parle de Chanel… Vu qu’il a du pouvoir dans le milieu de la mode d’après lui, tu essaies d’écouter ce qu’il dit, tu as envie de faire de belles photos. Moi je suis venue faire mon travail, lui en a profité. Chez lui, c’était en mode baba cool, avec des trucs de “l’amour court les rues” partout, un cendrier avec des cigarettes…” Elle rigole : “J’aurais dû me rendre compte qu’il ne travaillait pas pour Chanel.”

Face à Camille*, le même langage m’est rapporté : “Il disait : “Tu sais, si tu veux percer, je peux te prendre sous mon aile, te faire rencontrer plein d’influenceurs à la Fashion week.”, relate-t-elle. L’idée, c’était un peu d’être la poule, la Miss France de ce mec.” Sa rencontre avec Wilfrid daterait de février 2020. Plutôt du genre tête froide, elle se dit “pas trop traumatisée”. Camille n’est pas modèle mais directrice artistique, elle met en relation des photographes et des marques. Sa cousine, elle, travaille dans la musique et voudrait trouver un photographe pour sa pochette d’album ; elles se rendent donc ensemble chez lui.

Camille connaît bien le monde de la mode et les usages en vigueur, et estime immédiatement qu’il y a un os. “Il ferme la porte à clé, ça m’a marquée. Je ne suis pas intimidée, mais il mettait très mal à l’aise. Il touchait énormément, c’était abusif, sur les hanches, la taille. Il prend des espèces de polaroid : j’avais un blazer, il me dit “T’es sûre que tu veux pas enlever la veste, mais t’es sûre, c’est plus sensuel…” Il buvait et fumait, c’était comme à la fin d’un dîner où personne n’ose partir parce que la personne parle.”

« Père Noël malsain »

Autre manie récurrente : il leur aurait offert un T-shirt et un tote-bag floqué de sa phrase fétiche “L’amour court les rues”. “Le père Noël malsain”, qualifie-t-elle avec un beau sens de la formule. Il aurait insisté pour qu’elles reviennent le voir séparément, seules. “C’est pas pro, commente Camille. Un photographe est toujours censé accepter que quelqu’un soit à côté.” D’autres jeunes femmes confirment qu’il les pousse à se rendre seules chez lui. Le lendemain, Camille reçoit un message lui demandant si elle est disponible ; elle ne donne pas suite.

Vous l’aurez compris si vous êtes arrivé.e.s jusqu’ici : le fil rouge qui unit cette litanie de récits, c’est l’absence de consentement. Question centrale qui agite les consciences post-MeToo, et qu’on a explorée dans un article que vous pouvez lire ici. De ce qui ressort des témoignages, Wilfrid outrepasserait systématiquement les limites implicites ou explicites : peu lui importe que la jeune femme dise “non”, ne montre pas d’enthousiasme, ne réagisse pas, se montre tétanisée ou inerte, ou paraisse dormir. En d’autres termes, l’absence d’envie ou de désir manifeste ne semble pas l’arrêter.

Le témoignage de Mey diverge sensiblement du reste, mais comme pour les autres filles, les barrières qu’elles a posées n’auraient pas été respectées, et elle en parle aujourd’hui comme de la pire nuit de sa vie. Mey a 20 ans, des cheveux rouges, du maquillage sophistiqué, un justaucorps à paillettes violet, une silhouette menue. Sa voix est posée, mais elle se tire le cou, tic nerveux qui traduit son stress à l’idée de replonger dans le souvenir. Quand elle croise Wilfrid en train de taguer sur la place centrale des Halles à Paris, au printemps 2018, elle a 18 ans. Elle se trouve dans un état fragile, se débat avec le mal-être. Elle a “envie de coucher avec quelqu’un, mais aussi dans l’idée de me faire du mal en même temps. C’était pas un bon mood du tout. J’étais dans un processus d’autodestruction”

Il se trouve alors avec un ami et “sa maîtresse, de ce que j’ai compris”. Il lui offre un verre, qui se transforme en invitation au restaurant, puis un after dans un établissement libertin du quartier des Halles, et enfin, les quatre se seraient retrouvés chez Wilfrid. Elle résume ce qui se passe dans sa tête à ce moment là : “Je me suis dit bon, le mieux ce serait de m’en aller, mais je peux pas parce que maintenant je suis prise au piège parce qu’il m’offre un verre et le resto. Le mieux c’est donc de coucher avec lui. J’ai entamé un processus d’auto-manipulation pour me dire que je voulais.”

« Quand je disais non, il y avait toujours de l’insistance »

Ils auraient alors eu une relation sexuelle “consentie, même si l’enchaînement des événements avant fait que je me suis forcée à me retrouver dans cette situation. J’avais couché avec un seul mec cis avant, qui me demandait tout le temps “ça va, ça va ?” Là, quand je disais non, il y avait toujours de l’insistance en plus : “allez”, “s’il te plaît…”

Alors Mey se force ; et très vite, elle se retrouve à subir. “Il sniffait, il m’a proposé de la coke, j’ai dit non, alors il m’a prise par le cou, m’a embrassée et m’a foutu son doigt plein de coke dans la bouche. Je lui ai craché dessus, j’étais très en colère.” Elle aurait insisté sur le port du préservatif ; elle aurait découvert après leur rapport qu’il n’en avait pas.

En fin de soirée, elle se couche, et fait semblant de dormir. Ce qu’elle dépeint ressemble de manière frappante à ce que raconte Faleska, en début d’article. “Il se couche dans le lit, je suis censée dormir, il commence à me caresser et me mettre des doigts ! Donc c’est un viol. Je fais semblant de me réveiller, je dis “là, j’ai mal”, il dit “pardon, j’arrête”, mais il essaie encore de coucher, et je redis non. Le temps passe très lentement, je ne peux pas dormir.”

Mey est la seule parmi les contacts interrogés à avoir confronté Wilfrid à son comportement abusif. Dans un échange auquel nous avons eu accès, le lendemain des faits décrits, il lui demande par message « tu as aimé hier » ; elle répond « j’ai aimé ce que je t’ai dit avoir aimé. Je n’ai sincèrement pas tout aimé mais tu n’en doutes certainement pas. » et enchaîne sur un long message où elle expose les moments où il a outrepassé ses limites, et conclut « si ça t’arrive avec autrui, la chose peut être qualifiée et c’est totalement légitime (moralement et judiciairement) d’un viol. » Il répond alors d’un pouce bleu (oui oui) puis d’un « j’étais défonce sorry » puis « toutes mes excuses », avant de proposer « Je t offre un verre ce soir pour m excuser ».

LA SUITE DE L’ENQUÊTE JUSTE APRÈS ÇA

Sa prétendue contrition ne semble pas avoir modifié ses méthodes ; plusieurs témoignages sont postérieurs en date à celui de Mey, y compris celui de Faleska. Contacté, il n’a pas répondu aux sollicitations de NEON. Mais au vu de ce que j’ai pu consulter, statuts Facebook, commentaires sous des photos, captures d’écran de conversations privées, le photographe affiche fièrement son image de « tombeur » et de bon vivant. « Quand il sort acheter des clopes, il insiste qu’on se tienne par la main comme si on était des amoureux, précise Diane. Il a lourdement insisté pour que je vienne avec lui à un défilé, j’ai dit que je n’irais pas. »

Viande fraîche

Quand Chana arrive chez lui dans l’optique d’un shooting, il lui aurait montré un tee-shirt qu’il mettait en vente, orné d’une photo de fellation, et aurait fièrement insisté qu’il s’agit de son sexe sur le cliché. « J’adore le trash, mais là il m’explique les détails sordides, dont j’aurais pu me passer. » Il lui aurait également montré une photo sexuellement explicite de sa copine du moment, en précisant : « elle ne serait pas contente que je te montre les photos. » Chana traduit alors mentalement : « S’il ne respecte pas son consentement, il ne respectera pas le mien si je fais des photos. » Fin du projet de collaboration.

Wilfrid va jusqu’à l’assumer dans un commentaire sur sa page Facebook, rendue privée depuis : il aime la “viande bien fraîche”. En biographie de sa page Dailymotion, il se définit de la sorte : “J’aime le vin et la bonne chaire** (sourire).” Dans un échange privé sur Instagram avec une jeune femme en 2018, dont nous avons pris connaissance, il demande : “Bip moi si tu reviens vers Montmartre et je t offre un verre” avant d’ajouter “si tu es majeur^^”.

Mais un autre témoignage plus ancien suggère que Wilfrid aurait également sollicité des jeunes filles mineures pour être ses modèles. Ophélie, 27 ans aujourd’hui, est âgée de 16 ans lorsqu’elle croise sa route, “en mai ou juin 2009”. Elle est alors élève dans un lycée du 18ème arrondissement, très proche de l’appartement de Wilfrid. “On se promène avec deux ou trois copines dans une rue blindée de monde, en short ou robe, il arrive face à nous, se souvient-elle. Il nous “trouve très belles” et il nous donne sa carte. On a trouvé le mec bizarre, parce qu’il avait l’âge d’être notre père, on l’a pas senti du tout.” D’après elle, tout le quartier le connaissait : “C’était le gars qui traîne aux Abbesses et qui propose aux filles plutôt jolies de les prendre en photo. Parmi mon entourage, on avait toutes sa carte.”

Sujet de blague

La petite soeur d’Ophélie, Charlotte, a à son tour croisé la route de Wilfrid quelques années plus tard, en 2013, alors qu’elle avait tout juste 18 ans. “Pour le coup, très honnêtement, j’étais flattée. Ca fait plaisir qu’un photographe dise qu’on est jolie et digne d’être prise en photo. Le premier échange de SMS était convenu [entre nous, ndlr], et là, il me pose des questions pour savoir si j’étais coquine ou pas. Le mot coquine m’a marquée. Je me suis dit “c’est moyen”.” Elle se renseigne, sa soeur la décourage. Elle confirme qu’il était identifié : “Dans notre secteur c’était un sujet de blague, un pervers parmi tant d’autres. Les Batignolles, Pigalle, Montmartre… C’était son terrain de chasse.”

Aucune des jeunes femmes qui ont témoigné n’a porté plainte à ce jour ; seule Faleska l’envisageait. “Porter plainte ? Ca m’a même pas traversé l’esprit que c’était pas normal ce qui venait de se passer, lance Mathilde. Quand t’es jeune, t’es un bébé, t’es pas préparée. Maintenant on est plus au courant.” La réception des victimes de violences sexistes en commissariat, régulièrement pointée du doigt pour ses insuffisances par des témoignages, des militantes associatives et des enquêtes journalistiques, n’incite pas les jeunes femmes à pousser cette porte.

Mey n’a pas aimé sa confrontation avec les forces de l’ordre à l’occasion d’un dépôt de plainte pour violences intrafamiliales. “J’ai eu affaire à une commissaire ou une gendarme qui a mis en cause toute ma parole. J’ai vraiment pas confiance.” Dans une société imprégnée de culture du viol, qui tend à reprocher leur attitude aux victimes de violences sexuelles, quel accueil peut anticiper une modèle qui pose nue ? Diane balaie : “J’ai entendu pas mal de témoignages et ça m’a dissuadée. Je sais que la police ne fait rien pour nous.”

Elles ont gardé pour elles leur histoire, comme tant d’autres ; en France, on estime à 220 000 le nombre annuel de victimes de viol, de tentatives de viol ou d’attouchements sexuels. Un chiffre sous-estimé ; de nombreux cas ne sont jamais racontés. Pourquoi aujourd’hui, décident-elles de s’exprimer ? Tout simplement, elles ont découvert qu’elles n’étaient pas seules. Une ou plusieurs personnes anonymes a/ont pris l’habitude, depuis quelques années, de recouvrir son tag pour le remplacer par “un violeur court les rues”.

Des stories instagram de modèles ont récemment commencé à l’accabler, faisant émerger des témoignages (voir notre article lié à ce sujet). Comme Chana, beaucoup me parlent aujourd’hui pour préserver d’autres filles du même sort : “Si cela permet de renforcer le dossier et confirmer la technique de prédation de cet homme, je me permets d’apporter ma pierre à l’édifice.”

Chana s’en est remise et cantonne le moment à un sale souvenir ; d’autres continuent d’en porter la blessure. « Beaucoup me disent que j’ai l’air super froide, dépeint Adèle. Depuis ce moment-là, je n’ai rien construit de sérieux avec un homme, j’arrive pas à m’attacher.” Elle a fini par détester Paris et partir à Amsterdam, où elle estime qu’elle commence à relever la tête. “Je suis entourée de gens ultra positifs ; tout fait qu’aujourd’hui je me sens capable d’en parler.” Mey se décrit comme avenante avec les inconnus, mais “pendant un an après ce qui s’est passé, je ne pouvais plus les blairer et j’étais très froide avec tout le monde.”

Faleska estime aussi que sa série de sales expériences dans le milieu de la photo a abîmé sa relation aux hommes. « Dans ma tête, les mecs étaient tous des prédateurs, pas un pour rattraper l’autre. Alors je me suis recentrée sur moi. » La jeune femme de 22 ans a lâché son rêve de mannequinat. “J’ai travaillé avec d’autres artistes, mais j’avais toujours ce sentiment-là à l’intérieur de moi. Ca ressort, ça reste pas enfoui. J’ai eu une période de burn-out.” Aujourd’hui, elle suit un DUT en carrières juridiques pour devenir avocat. “Je pense que c’est un peu lié à tout ça.”

* Ces prénoms ont été modifiés.

** Nous avons reproduit tel quel le contenu des échanges, fautes d’orthographe comprises

Cliquez ici pour lire le second volet de notre enquête, paru après l’avalanche de témoignages suscités par l’article que vous venez de lire.

? SIDÉRÉES Elles sont nombreuses à le répéter plusieurs fois au long de l’entretien, comme pour s’excuser : face à l’agression qu’elles subissaient, elles ne se sont pas débattues, n’ont pas hurlé, n’ont pas fui tout de suite. Une “non-réponse” souvent jugée durement par l’entourage et par la société en général. Ce mécanisme est pourtant très fréquent chez une victime de violence : les psychiatres et les spécialistes du psycho-trauma l’appellent l’état de sidération psychique. Saturé de stress, le cerveau produit de quoi nous anesthésier, de la même manière qu’un fusible saute pour préserver un circuit électrique. Il s’agit d’un réflexe de survie de notre esprit, pour permettre à la personne de “dé-réaliser” l’horreur qu’elle est en train de vivre.Faleska le décrit avec puissance pendant notre échange : “J’avais essayé de parler de ça avec ma cousine, elle me dit : mais c’est débile, les filles qui partent pas. Sa réaction m’a choquée. Je me suis dit : en fait elle a raison, j’aurais dû partir… On sait tous que c’est une agression et que c’est pas bien, mais quand ça t’arrive à toi, t’es paralysée, c’est comme un choc. C’est comme si tu te retrouvais dans une autre dimension. Tu quittes le monde réel, t’arrives dans un autre bled, tu connais personne, tu sais pas pourquoi t’es là. T’es consciente de ce qui se passe mais c’est comme si ton cerveau arrêtait de fonctionner. Tu dois subir, regarder. Tu sais pas quoi faire.”