Haute couture : l’atelier où renaissent des mains en or
Difficile de deviner qu’un atelier de haute couture se niche depuis deux ans au pied de cette barre d’immeubles de la cité du Vercors, à Villejuif (Val-de-Marne). Pourtant, en poussant la porte, tout y est : le cliquetis des machines à coudre ; la chaleur du fer à repasser ; les mètres ruban déposés çà et là sur les longues tables en bois ; les chutes de broderie, de gaze ou de coton.
→ RELIRE. La haute couture, le rayonnement du luxe français
Sur un mannequin Stockman, Moubarik, blouse blanche sur le dos et foulard coloré sur la tête, épingle deux jeans blancs pour les transformer en une robe bustier. Plus loin, une veste de costume d’homme a perdu ses manches pour devenir un kimono pour femme, quand le pantalon de smoking s’est changé en jupe. Une fois les coutures défaites, et sans rajouter de matières, ces pièces délaissées par leurs propriétaires reprennent vie. Une renaissance aussi vécue par les quinze couturiers en insertion de cet atelier.
Révéler des talents
Ici, le « mot d’ordre, c’est la valorisation », résume Philippe Guilet, fondateur et directeur artistique de l’association Renaissance, créée en 2019. Valorisation des tissus, mais aussi des talents : « Ces couturiers ont des mains en or mais il faut leur donner la possibilité de s’exprimer. C’est ce que nous faisons en les formant », assure l’homme de 56 ans, qui a œuvré pendant vingt ans auprès des plus grands créateurs (Jean-Paul Gaultier, Thierry Mugler, Karl Lagerfeld). En lançant Renaissance, ce couturier qui se rêvait danseur mêle deux ambitions : révéler des talents et prouver que l’industrie du luxe peut se montrer plus respectueuse de l’environnement.
Pendant six mois, les salariés en insertion suivent une formation rémunérée pour apprendre les codes d’un atelier de haute couture. Même blouse blanche, même niveau d’exigence et mêmes bases techniques. Avec une petite équipe, Philippe Guilet enseigne, de façon bénévole, les rudiments du métier et fait intervenir une fois par mois une modéliste. Le tout avec une approche inédite, le surcyclage (en anglais « upcycling »), qui consiste à recycler un vêtement usé, ou passé de mode, en le transformant. Une compétence de plus en plus recherchée. À terme, les apprentis couturiers posséderont un niveau suffisant pour postuler comme « première main débutante ».
Les générations mêlées
« On leur enseigne le vocabulaire, le mode de fonctionnement d’un atelier de haute couture et on leur redonne confiance en eux. Ils auront toutes les clés en main », affirme le directeur artistique, qui s’appuie sur son réseau pour placer un maximum d’élèves à l’issue de la formation. Seule condition pour intégrer le programme : savoir coudre à la main et à la machine. Entretiens et tests pratiques permettent à Philippe Guilet, épaulé par des structures d’insertion, de sélectionner la quinzaine d’élus parmi plusieurs centaines de postulants.
Dans la pièce, où le moindre recoin est occupé, se mêlent les générations – de 18 ans à plus de 60 ans – et les origines – française, afghane, russe, ivoirienne, guinéenne… Tous partagent un même parcours cabossé, fait d’exil forcé, de quête de papiers ou de longues périodes de chômage.
Moubarik travaillait depuis sept ans dans des maisons de mode tchétchènes lorsqu’elle a fui la guerre. Avec sa famille, elle pose ses valises en France en 2006. Douze ans plus tard, elle reprend une formation de couture : « J’ai dû réapprendre des choses oubliées à cause de la guerre. » Elle y rencontre Paulette Mendy, aujourd’hui première d’atelier de Renaissance, qui, plus tard, la pousse à postuler à l’atelier de Philippe Guilet. « Mes six enfants sont grands maintenant. Je suis libre. Je vais pouvoir continuer ma vie dans la couture », déclare, rayonnante, la mère de famille de 47 ans, qui perfectionne autant ses mains de couturière que son français.
Moment phare de l’année, le défilé
À sa voisine de table, elle glisse les consignes dans leur langue maternelle. D’origine tchétchène, Petimat vit en France depuis 2013. Alors femme de ménage, sans logement fixe, élevant seule ses deux enfants, c’est à Emmaüs qu’elle rencontre Philippe Guilet, qui l’intègre à la première promotion de Renaissance bien qu’elle parle à peine français. « Je regarde et je reproduis », confie-t-elle avec malice, en faisant défiler fièrement sur son téléphone portable les photos de ses trois créations de l’an passé, présentées lors d’un défilé à l’Institut du monde arabe.
Moment phare de l’année, le défilé est l’étendard du savoir-faire de Renaissance et le fil conducteur de la formation. Tout l’atelier y participe : les salariés en insertion, les stagiaires et alternants accueillis par l’association, mais aussi les petites mains bénévoles de la cité. Cette année, des mannequins non professionnels défileront sur le thème de la parité à Paris, le 19 juillet. Tous habillés de pièces « surcyclées », issues de dons de particuliers, comme une démonstration des possibilités offertes par cette technique.
→ À LIRE. Des idées pour rendre l’industrie textile moins polluante
Car la démarche suscite encore bien des réserves du côté des maisons de haute couture. « En réutilisant des vêtements de leurs collections précédentes, elles craignent de dévaluer leur marque et préfèrent détruire leurs produits », explique Philippe Guilet, qui avoue être allé lui-même maintes fois incinérer des robes invendues signées Jean-Paul Gaultier. Mais les marques de luxe devront bientôt changer leur pratique, sous peine d’amendes. À partir du 31 décembre 2021, la loi anti-gaspillage pour l’économie circulaire interdira la mise à la décharge et l’incinération des produits non alimentaires invendus. Or, en France, selon le ministère de l’écologie, entre 10 000 et 20 000 tonnes de produits textiles sont détruits chaque année. Un très bon filon sur lequel Renaissance est en train de tisser le projet d’une entreprise prénommée « Détoxe ton stock ».
Une première expérimentation avec la maison Alaïa
« Nous souhaitons fournir ainsi un service aux maisons de mode. Nous leur proposerions de nouvelles formes de modèles à partir de leurs pièces invendues, qu’ils pourraient ensuite commercialiser, détaille Henri Paul, secrétaire général de l’association. Ce volet économique de Renaissance permettrait de financer l’atelier de réinsertion et de limiter la stressante chasse aux subventions. »
Une première expérimentation est en cours avec la maison Alaïa. Elle mobilise quatre couturières, deux de l’équipe actuelle et deux de la première promotion de Renaissance. « Alaïa nous a donné des invendus pour créer quinze nouvelles pièces couture en gardant l’ADN d’origine. Philippe dessine, je réalise les toiles et le client valide ou non. Les pièces sont ensuite créées ici », détaille Somchit Sinthirath, recrutée comme première d’atelier sur le projet. En septembre, ces créations trouveront place sur les portants d’une boutique Alaïa.
Parmi ces modèles, une jupe plissée noire sur laquelle travaille Chadia. Concentrée, elle façonne à la main avec minutie le plissage. Passée par des maisons de couture et un sous-traitant de Chanel, Chadia faisait partie des meilleures élèves de la première promotion de Renaissance. « Avant, je ne voyais pas la suite du modèle. À Renaissance, ce qui me plaisait, c’était de pouvoir toucher à tout et de suivre une pièce du début à la fin. On les appelait nos bébés. »
Haute couture et surcyclage
Aujourd’hui, la couturière de 54 ans s’épanouit en mêlant haute couture et surcyclage : « On a beaucoup de chance d’apprendre ces techniques. J’adore le travail de recherche pour faire en sorte que l’ancien vêtement rentre dans le nouveau. J’aimerais beaucoup pouvoir continuer mais je ne fais pas de plan sur la comète. »
→ À LIRE.Roubaix expérimente la relocalisation de la filière textile
En parallèle avec Alaïa, d’autres maisons de mode ont approché Renaissance. Les négociations prennent du temps et butent sur les complexes calculs de rentabilité. Mais Philippe Guilet reste optimiste : « Le but à terme serait de créer un atelier de production,pour nous permettre de garder des salariés que nous aurions formés. » Avec une nouvelle problématique : le manque de place. « Pouvez-vous dire à vos lecteurs que nous recherchons des locaux plus grands ? »
--------------
Avec Renaissance, un accompagnement pluriel
Les stagiaires-salariés signent un contrat à durée déterminée d’insertion,rémunéré à hauteur du smic, avec AEF 94, structure d’insertion partenaire de Renaissance.
La formation entre dans le cadre du dispositif d’Insertion par l’activité économique, destiné aux personnes les plus éloignées de l’emploi, en raison de difficultés sociales ou professionnelles. Les salaires sont financés par l’État.
Les salariés bénéficient d’un accompagnement socioprofessionnel par AEF 94. Si besoin, ils peuvent suivre en parallèle des cours de français et sont soutenus en cas de recherche de logement.
Pour rémunérer les encadrants et équiper l’atelier, Renaissance s’appuie sur de nombreux partenaires et mécènes. Parmi eux : la région Île-de-France, l’Ademe (au titre du développement durable), l’Académie des beaux-arts, le ministère de la culture, la Fondation Sisley d’Ornano… Les vêtements de luxe sont quant à eux donnés par des particuliers.