Les règles ne sont ni choquantes, ni pornographiques, à la télé comme ailleurs

08/06/2022 Par acomputer 491 Vues

Les règles ne sont ni choquantes, ni pornographiques, à la télé comme ailleurs

A l’heure où je vous parle, des gens -majoritairement des femmes- sont en train de signer une pétition sur Change, la barricade virtuelle favorite des révolutionnaires low cost, pour que l’on retire une pub Nana diffusée à la télé depuis quelques semaines déjà.

Le scoop n’est donc pas de toute première fraîcheur, je vous l’accorde, mais je doute que l’émoi suscité par le fonctionnement de l’appareil reproducteur féminin retombe définitivement, disons donc que je prends de l’avance sur le prochain PeriodsGate (TGIFiona, plus fort que BFM TV…)

Alors quel est le problème ?

Je résume pour celleux qui regardent la télé aussi souvent que moi c’est à dire jamais : intitulé Viva la vulva, le spot de 30 secondes visible ici, qui promeut une nouvelle gamme de produits périodiques sans allergène et que La Dépêche qualifie d’ “osé” montre des jeunes femmes dans leur intimité (l’une d’elle est manifestement sur les toilettes, quoiqu’on ne voie qu’une culotte sur une paire de chevilles, l’autre se regarde l’entrejambe avec un miroir, une autre prend son bébé dans ses bras). On voit aussi une papaye, un coquillage, une pêche, des porte-monnaie et quelques autres métaphores visuelles du sexe féminin, et des cupcakes en forme de vulves qui chantent. Oh, et on aperçoit aussi très furtivement une serviette hygiénique avec du liquide rouge dessus. Voilà.

Et donc, quel est le problème ?

Ben on voit des chattes à la télé, pas des vraies mais quand même, et ce qui ressemble à du sang !!!

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D’accord, mais quel est le problème ?

Ben c’est dégradant pour “l’image de la femme”, je cite la pétition qui a mobilisé plus de 10,000 personnes et une brouette de commentaires ramassés sur les réseaux sociaux : c’est dégueulasse, c’est pornographique, c’est choquant pour tout le monde mais surtout pour les enfants… Une internaute argue même que c’est “vulgaire” et “inutile” car “les femmes savent ce dont elles ont besoin… ”, comme si la publicité avait une vocation purement pédagogique et qu’il n’était vraiment utile de faire de la pub que pour des produits dont les gens ne savent pas encore qu’ils en ont viscéralement besoin, genre chips goût tartiflette, voitures de grosse cylindrée ou lessive anti-tâches . Quoique… les hommes savent ce dont ils ont besoin pour se déplacer, et les femmes pour laver leurs chemises, non ? Pourtant je doute qu’il y ait des pétitions sur Change pour dénoncer la vulgarité et l’inutilité de Mercedes ou d’Ariel. Bref.

Les arguments contre cette publicité qui ne casse pourtant pas trois ovaires à une canarde sont intéressants en ce qu’ils sont un concentré des préjugés concernant le fonctionnement et le rôle du sexe féminin. Pourquoi “la femme”, cette entité rose pâle aux gestes gracieux qui ne fait jamais caca ni chier et devrait servir de modèle aux 3,7 milliards de femmes sur cette planète, pourquoi “la femme” standardisée, donc, devrait se sentir dégradée que son sexe serve à vendre des serviettes hygiéniques alors que partout dans le monde il sert à vendre des chauffages ou des batteries de voiture sans soulever le moindre sourcil ? En quoi une serviette hygiénique est-elle plus pornographique qu’un flacon de parfum vendu par des dames autrement plus nues que dans cette pub Nana ? Pourquoi les enfants seraient-ils traumatisés de voir ce que la plupart d’entre eux ont déjà vu sous toutes les coutures notamment sur internet ? Autrement dit, et pour continuer de filer avec élégance la métaphore automobile, pourquoi les enfants seraient-ils traumatisés de voir le moteur sous une carrosserie qui depuis que la publicité existe sert à vendre des produits qui n’ont strictement rien à voir avec le corps féminin ?

Ce n’est pas la première fois qu’une pub évoquant des femmes dont la vulve saigne suscite un tel tollé : il y a deux ans, Bodyform, la version UK de Nana, avait déjà fait scandale pour les mêmes raisons. Nous étions alors en 2017 et c’était la première fois qu’une télévision européenne suggérait que les femmes ne saignent pas bleu pâle mais rouge – ça fait relativiser les progrès de la science, hein ? Deux ans plus tôt et sans même utiliser des méthodes aussi barbares, la marque de culottes menstruelles Thinx avait elle aussi mis New York à feu et à sang pour avoir placardé dans le métro des affiches sur lesquelles on pouvait lire : “Sous-vêtements pour les femmes qui ont leurs règles” – une apologie du terrorisme, clairement. Pourtant à la même période, des dizaines de pubs pour des clubs de sport, des méthodes de régime miracle et des cabinets de chirurgie esthétique mettant en scène des dames nettement moins vêtues désirant être plus minces, plus jeunes et plus mamelues étaient sereinement dégluties par l’esprit de centaines de milliers de femmes, toutes ou presque confrontées à un moment ou à un autre de leur existence à ce problème de règles.

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Les règles ne sont ni choquantes, ni pornographiques, à la télé comme ailleurs

En fait, c’est ça, le truc : partout dans le monde y compris dans des pays qui invitent les femmes à se tuner les seins sans que personne n’y trouve à redire, les règles ne sont pas une caractéristique physiologique qui distingue la plupart des femmes de la plupart des hommes (rappelons que les femmes trans n’ont pas leurs règles), mais un problème, pire, une honte, un motif d’embarras et même une insulte courante – on demande rarement à une femme “T’as tes règles ou quoi ?! ” pour lui apporter une bouillotte… La sociologue Aurélia Mardon a observé que partout dans le monde, toutes les jeunes filles vivaient l’arrivée de leurs règles dans la honte et le dégoût, y compris dans les pays occidentaux comme le nôtre, où les tampons s’échangent frutivement dans l’open space de manche à manche comme des sachets d’héroïne, où la plupart des femmes planquent leur paquet de tampons dans le Caddie avant de les planquer dans un placard parce qu’ils risqueraient de fissurer la rétine de l’innocent.e venu.e faire un candide pipi, bref, des pays modernes et progressistes où pour que la société tolère que vous ayez vos règles, il faut faire comme si vous ne les aviez pas.

En Australie, les 600 plaintes déposés par des téléspectateur.ices offusqué.e.s par la publicité Libra dans laquelle on voyait notamment une serviette hygiénique tâchée de sang et du sang couler sur les cuisses d’une femme sous la douche ont été déboutées par Ad Standards, l’équivalent local du CSA, au motif qu’elle “promeut l’égalité et la démystification des menstruations”. A celleux qui se plaignent de son caractère « dégradant » pour les femmes, Ad Standards rétorque que “la publicité ne comporte ni langage ni image négatifs qui sous-entendraient que [les femmes] devraient avoir honte de la menstruation ou qu’une femme qui a ses règles serait quelqu’un d’inférieur.”

“Oui mais c’est pas hygiénique ! ”, m’opposera-t-on. Rappelons d’abord que le simple fait d’être en contact visuel avec du sang derrière un écran n’a jamais contaminé personne, sinon les gens ne continueraient pas d’aller en masse manger du pop corn devant des films gore. Mais même dans la “vraie vie”, le sang menstruel n’est pas plus dégueu qu’une coupure au doigt, et à moins que la personne ait une maladie contagieuse et infuse son tampon dans votre thé qu’elle vous oblige ensuite à boire, ce qui n’arrive que dans les films que les masculinistes se font dans leur tête, vous ne risquez strictement rien.

“Oui mais dans les pubs pour le PQ on ne montre pas le caca non plus !” Certes, mais d’abord, le caca est nettement plus dédramatisé que le sang de règles, puisque lui a son emoji, contrairement au tampon, à la cup ou à la serviette hygiénique, et que l’emoji caca souriant est l’un des emoji les plus populaires, au point d’être déclinés en porte-clés, t-shirts, peluches et même boucles d’oreilles vendus notamment dans des enseignes destinées à un public (très) jeune. Et surtout, le caca n’est pas discriminatoire, contrairement aux menstruations. Personne n’a jamais interdit l’accès d’un édifice religieux à quelqu’un dont le transit intestinal fonctionne normalement.

“Oui mais on montre pas du sperme ni des bites à la télé !” C’est vrai. En revanche on s’y intéresse toujours nettement plus qu’aux règles et aux chattes. Aucune découverte majeure n’est à signaler côté menstruations depuis l’invention du tampon dans les années 30, et la cup, inventée à la même période, a attendu la deuxième moitié des années 2010 pour connaître le succès commercial que l’on sait. Dans le podcast américain Freakonomics consacré aux entrepreneur.ses, Miki Agrawal, la co-fondatrice de Thinx, confie “je suis dans le business du tabou”. Elle raconte aussi le nombre de rendez-vous manqués avec des investisseurs -masculins – dubitatifs, persuadés que le marché de la culotte menstruelle n’avait aucun avenir, et dont certains doivent en ce moment même expliquer comment ils ont anticipé son succès commercial spectaculaire… Le site américain ResearchGate révèle qu’il existe cinq fois plus d’études consacrées aux dysfonctionnements érectiles qu’au syndrome prémenstruel, alors que ce dernier concerne 9 femmes sur 10, contre 1 sur 5 pour le premier. Dans Le Monde, la scientifique Susan Brown affirme que “le tabou autour des menstruations est au coeur de la façon dont la recherche est menée”, tandis que sa consoeur Tomi-Ann Roberts observe que “nos comportements envers les menstruations très majoritairement négatifs (…) (ont) des conséquences bien réelles sur l’avancée des connaissances sur le fonctionnement des règles et le soin apportés aux problèmes de santé qu’elles peuvent poser.”

Or il est compliqué de prendre au sérieux une zone qui suscite à ce point la honte et le mépris.C’est compliqué pour les femmes d’être fières d’un sexe à ce point problématique, dont on leur apprend dès le plus jeune âge qu’il est dégueulasse et qu’il est susceptible de leur attirer des problèmes. Il n’est donc pas très étonnant qu’en quasi 2020, les femmes connaissent leur sexe si mal : à 13 ans, 84% des filles ne savent pas dessiner leur sexe alors qu’une sur deux sait représenter un sexe masculin. La première représentation 3D d’un sexe féminin date de 2016. En 2019, un seul manuel scolaire sur 10 représente correctement le sexe féminin.

Enfin, une étude menée par Nana juste avant de diffuser ce fameux spot publicitaire a révélé que 62% des femmes ne savent pas définir correctement une vulve. Elle révèle aussi que 36% des femmes sont complexées par son aspect. Je traduis pour les deux du fond qui regardent leur montre : en 2019, près de 2 tiers des femmes ne connaissent pas trop la résidente permanente de leur culotte, et plus de 3 sur 10 pensent qu’elle a un problème, pas seulement quatre jours par mois, mais 365 jours par an. Des chiffres affolants confirmés par le boom récent de la chirurgie esthétique : selon la société internationale des chirurgiens esthétiques, la labioplastie est désormais la 16ème opération la plus pratiquée au monde, en augmentation de 45% entre 2015 et 2016 (les chiffres n’existaient pas avant 2010, tellement la demande était infime), alors que la science est formelle : la norme en matière de vulve n’existe pas.

Pour résumer, les femmes qui baignent -comme les hommes- dans la culture porno voient de plus en plus de chattes et sont de plus en plus complexées par la leur, dont le fonctionnement naturel continue de les révulser. Certaines d’entre elles ont tellement peu confiance en elles qu’elles estiment qu’il est moins douloureux d’occulter le fonctionnement ou de modifier l’aspect de leur sexe plutôt que d’être confrontées au jugement d’autrui. Comment voulez-vous que l’égalité des sexes progresse alors que l’on continue de considérer que l’un des deux est le Quasimodo de la génitalité ?

Il est donc urgent de montrer les règles simplement, le plus souvent possible et partout, notamment dans la pub, parce qu’en tant que produit culturel de masse, celle-ci participe à façonner les représentations sociales.Il est temps que les femmes, toutes les femmes, entretiennent avec leur sexe des rapports pacifiés qui ne dépendent plus de l’opinion extérieure dans laquelle marine dix mille ans de préjugés sexistes.

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Ce billet est également publié sur le blog TGIFiona.

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Fiona Schmidt

Journaliste et auteure du blog #TGIFiona