Reportage en Israël : j'étais un juif ultraorthodoxe

06/07/2022 Par acomputer 502 Vues

Reportage en Israël : j'étais un juif ultraorthodoxe

Pas de sexe, pas de plaisir, pas de distractions. Juste la religion. Du matin au soir. Du soir au matin. C’est trop dur pour des centaines de jeunes Israéliens haredim qui, chaque année, fuient la cadenassée de leurs communautés ultraorthodoxes. Dehors, la liberté. Mais aussi la souffrance.

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Ils n’ont pas droit à l’information, à la radio, aux journaux, à la télévision, à internet, au cinéma, aux romans, au plaisir tout simplement. Et encore moins à l’amour. Ils ne peuvent pas apprendre l’anglais, les sciences ou les mathématiques, des matières jugées profanes. Ils doivent s’habiller de façon stricte : jupe mi-longue, collants, perruque ou foulard pour les femmes. Pantalon noir, chapeau, papillotes pour les hommes. Dans certains groupes, les poches sont interdites, pour éviter tout contact avec le sexe. Ils passent leurs journées à étudier la religion, sans répit. Ce sont les haredim, les « craignant Dieu » en hébreu, les juifs ultraorthodoxes d’Israël. Ils vivent dans des communautés fermées sur elles-mêmes, dont il est très difficile de sortir. Pourtant, 1 300 haredim ont quitté leur famille l’an dernier pour mener une vie laïque, en dehors du cadre sectaire imposé depuis leur naissance. Un phénomène qui s’est nettement amplifié ces dernières années. En Israël, ils sont appelés les « yotzim beshe’ela » (« sortant vers la question »). Une fois dehors, les yotzim se construisent une nouvelle identité. Ils doivent tout réapprendre. Rejetés par leurs proches la plupart du temps, ils se débrouillent seuls pour survivre ou trouvent de l’aide auprès de l’ONG Hillel, qui s’occupe des yotzim depuis 1991. Hillel a créé, en 2015, un refuge, en réponse à une vague de suicides chez les anciens ultraorthodoxes. « On gère d’abord l’urgence, on les fait rencontrer une assistante sociale. S’ils n’ont plus d’endroit où habiter, on les oriente soit vers notre refuge soit vers nos appartements transitionnels, où ils peuvent vivre en colocation avec d’autres yotzim plusieurs mois, pour se remettre sur pied, explique Avi Neuman, coordinateur de l’ONG. On regarde aussi leurs perspectives d’emploi ou d’études et on les aide à appréhender le monde laïque par des sorties au théâtre ou au cinéma. »

Hillel permet à chaque yotzim d’avoir un mentor qui l’aide dans les inconnues du quotidien : faire des courses, prendre rendez-vous chez le médecin, signer un chèque ou même draguer… Car dans ces communautés les filles et les garçons vont dans des écoles séparées et n’ont pas le droit de se parler sauf lors du chidouh, la rencontre arrangée, pour se marier. De Jérusalem à Tel-Aviv, en passant par Haïfa, nous avons rencontré quatre yotzim : Moshe, Baruch, Esterina et Ido. Certains viennent de fuir leur communauté, d’autres se sont échappés il y a bien longtemps. Mais ils affrontent tous la même épreuve : avoir enfin une vie normale. Et libre.

« Mes parents ont envoyé des hommes m’attaquer en pleine rue pour me forcer à revenir »

Moshe Cohen, 19 ans, parti depuis quinze mois

Personne ne soupçonnerait Moshe, barbe taillée et jean délavé, d’avoir passé les 17 premières années de sa vie chez les haredim. Désormais il vit dans un quartier branché de Tel-Aviv, et étudie la physique quantique.

« Enfant, tout ce que je savais faire, c’était aller de l’école à chez moi. A 13 ans, j’ai quitté Haïfa pour aller en internat en yeshiva [école religieuse de garçons, ndlr] à Bnei Brak [au nord de Tel-Aviv, ndlr]. J’en avais marre de vivre avec mes parents analphabètes. La vie religieuse, c’était l’étude de la Torah à la yeshiva de 7 heures à minuit chaque jour. Notre rabbin nous disait : “Si vous croyez en quelque chose sans l’explorer, votre foi ne vaut rien.” Dès 14 ans, j’ai commencé à me questionner sur Dieu. Je n’ai trouvé aucune preuve de son existence. J’ai réalisé que si j’attendais mes 30 ans ou mes 50 ans, cela deviendrait impossible de partir. Surtout avec un mariage et des enfants. A 17 ans, j’ai dit à mes parents que je voulais partir. Ils m’ont mis la pression, m’ont dit que ma sœur aurait du mal à trouver un mari, car ça donnerait une mauvaise image de notre famille dans la communauté. Je me suis préparé pendant six mois, en économisant grâce à mon job de réécriture de la Torah à la plume et à l’encre. Quand j’ai eu 18 ans, j’ai pris contact avec Hillel. Un bénévole m’a aidé à choisir des vêtements laïques.

Les deux premiers mois, je ne ressentais que de la douleur. Mes parents ont envoyé des hommes m’attaquer en pleine rue plusieurs fois. Parfois je pouvais m’échapper, parfois je devais rendre les coups. Ils ont tenté de me manipuler en me faisant croire qu’ils étaient à l’hôpital ou que mon petit frère s’était cassé la jambe. Quand j’appelais mon cousin pour vérifier, tout était faux. J’ai contacté la police qui m’a dit qu’il n’y avait rien à faire. Une des choses les plus dures est de savoir que, désormais, tout ce que je devrai affronter dans la vie, ce sera seul. Hillel m’aide à faire face. J’ai des cours particuliers d’anglais et de mathématiques toutes les semaines pour mon bagrut [l’équivalent du bac, ndlr]. Mon mentor m’aide à planifier des rendez-vous, à lire mon contrat de bail. Et j’ai aussi une bourse, 2 000 shekels deux fois par an [470 euros, ndlr]. Chez les haredim, Hillel est décrit comme un monstre qui force ses membres à manger du porc, à conduire le soir du shabbat, alors que ce sont juste des gens qui nous aident à savoir qui on est.

Reportage en Israël : j'étais un juif ultraorthodoxe

Etre en couple, ça pose aussi des problèmes. J’apprends chaque jour avec ma copine. Au début, je la traitais comme une sœur. La situation était inconfortable. Quand j’étais religieux, j’étais complètement asexuel, sans aucun désir. C’était interdit d’approcher les filles donc ça m’a fait vraiment bizarre la première fois qu’elle m’a pris la main. Je lui disais : “Pourquoi veux-tu que je te prenne dans mes bras ? Quel est le but ?” Dans le monde religieux, on ne fait jamais rien sans but. J’ai alors compris que le plaisir était une raison suffisante. J’ai été chanceux car ma copine a été très patiente. Elle me rend plus heureux que je ne l’ai jamais été. Une de mes déceptions : l’alcool ne me fait rien. J’ai encore fait un pari ce week-end avec un pote qui ne pensait pas que je pouvais boire la moitié d’une bouteille de vodka sans réaction… Il a perdu. »

« Je voulais vivre ma vie, découvrir, ressentir, accomplir »

Baruch Indig, 26 ans, parti depuis cinq ans

Baruch adore parler de sexe. De sexe avec les filles, avec les garçons, de plans à trois, à quatre. Sa libération ultime a pris la forme d’un statut Facebook sur lequel il annonçait : « Je ne suis plus ultraorthodoxe et je suis bisexuel. »

« Mon enfance a été très dure. Le plus horrible est arrivé quand j’avais 9 ans. Un soir, mon enseignant m’a agressé sexuellement dans la synagogue. Malheureusement, je n’en ai parlé à personne, car je ne savais pas que c’était mal. Je ne voulais plus de cette vie hypocrite.

Le tournant décisif est arrivé quand je suis parti de la yeshiva à 21 ans. Ce monde me débectait. Je voulais vivre ma bisexualité pleinement. Je pense qu’on a besoin de faire des choses et de les regretter, de vivre dans l’instant. Je me suis ensuite engagé dans l’armée, un interdit chez les haredim. C’est à l’armée que j’ai commencé à arrêter de porter la kippa.

Puis j’ai travaillé dans un magasin d’informatique. Je vivais toujours chez mes parents. Ils étaient déçus que je n’aille plus à la yeshiva, mais ils apprenaient à vivre avec. Je continuais à porter la kippa devant eux, donc pour eux j’étais toujours religieux. Mais il y a quatre mois, j’ai publié un statut Facebook “Je ne suis plus ultraorthodoxe et je suis bisexuel.” Ils m’ont jeté de chez moi. J’ai appelé le refuge d’urgence de Hillel, ils m’ont accueilli et m’ont sauvé la vie. J’ai beaucoup de dettes, car on ne m’a jamais expliqué comment faire attention à mes dépenses. Je travaille chaque soir dans un restaurant de burgers dans le centre de Jérusalem, tout en écrivant le scénario d’une comédie musicale. Le soir, je rencontre des filles ou des garçons ou les deux en même temps grâce à Tinder.

Il y a un an, j’ai avoué à mes parents que le rabbin m’avait agressé sexuellement. Ils m’ont dit qu’ils étaient désolés, qu’ils ne l’avaient jamais su. Je continue tout de même de prier. Je ne suis pas parti par manque de foi, mais parce que je n’aurais jamais pu explorer ma bisexualité là-bas. Je voulais vivre ma vie, découvrir, ressentir, accomplir. »

Baruch aujourd’hui dans le refuge de Hillel. © Raphaël Fournier/Divergence pour NEON

« Il y aura toujours un fossé entre les autres et moi »

Esterina Trachtenberg, 27 ans, partie depuis dix ans

Elle a beau être en master de science médicale à Haïfa, Esterina porte encore les stigmates de dix-sept années isolée et sans éducation. Mais même quand elle évoque les obstacles de la vie, elle ne quitte jamais son sourire.

« Mes parents ont fait leur aliyah [l’immigration en Terre sainte, ndlr] depuis Moscou quand j’avais 1 an et sont devenus religieux. Mais à 5 ans, je pensais déjà différemment. Je faisais des scènes à la maison : j’allumais et éteignais la lumière à shabbat, je mangeais du chocolat au lait avant le repas alors que c’est interdit de mélanger des produits laitiers et de la viande. J’allais en cachette dans les bibliothèques laïques dévorer des romans.

Le premier problème s’est posé quand j’ai dit à mes parents que je voulais aller dans une école générale pour apprendre les sciences. Ils m’ont forcée à aller dans un lycée religieux. Pour protester, je mettais des pantalons sous mes jupes, je me suis fait piercer les oreilles. A 16 ans, je leur ai dit que je voulais quitter la communauté. Ils m’ont virée de la maison. Ils avaient peur que j’influence mes douze frères et sœurs.

J’ai trouvé une place dans un foyer, en échange d’heures d’accompagnement d’enfants handicapés. J’ai changé de prénom. Je suis passée d’Esther à Esterina. J’ai passé mon bagrut seule, puis j’ai réussi à intégrer l’université. Malheureusement, j’ai toujours l’impression d’être à la traîne par rapport aux autres. J’ai un niveau de mathématiques de seconde. Mon anglais est encore hésitant. C’est triste, j’ai plus de trous qu’un fromage. Je me sens stupide la plupart du temps. J’ai subi un lavage de cerveau, il y aura toujours un fossé entre les autres et moi.

Ma mère m’appelle parfois, mais elle ne me demande jamais comment je vais. Ma famille me traite comme le vilain petit canard. Je ne reste jamais seule le vendredi soir, j’ai un syndrome du shabbat tatoué dans mon cœur, après dix-sept ans passés en famille chaque vendredi. Mes parents me rabâchent : “Pourquoi n’es-tu pas mariée ? Tu n’as donc aucune utilité.” Ils sont devenus si primitifs. Ils m’ont plus fait souffrir qu’ils ne me manquent. L’un de mes frères m’a dit : “Tu n’es pas religieuse, tu as des mecs, tu n’es qu’une pute.” Certains yotzim partent dans des délires d’orgies, moi j’ai été plus calme. J’ai embrassé un garçon pour la première fois à 19 ans. J’ai rencontré mon premier copain à 22. Le sexe était juste dingue. Je n’y connaissais rien. Il m’a appris à devenir une femme, à assumer mes désirs. Il a changé ma vie, même si ce con m’a trompée. Je me suis encore plus épanouie après notre séparation. J’ai appris que les gens qui vivent dans l’ignorance se pensent souvent heureux. Ma liberté est mon bonheur. Et les motos sont ma liberté. Je choisirais ma moto plutôt qu’un homme ! »

« Un matin, j’ai coupé ma barbe, mes longs cheveux et mes papillotes »

Ido Lev, 37 ans, parti depuis quatorze ans

lngénieur informatique, Ido vient de se remarier non religieusement. S’il a eu du mal à s’autoriser à prendre du plaisir, aujourd’hui il dévore la vie.

« J’avais 22 ans et déjà deux enfants quand j’ai pensé à quitter ma communauté. Mon second fils venait de naître. Je sentais la responsabilité du père de famille peser sur mes épaules. Toutes les aventures que vivent les adolescents, je n’y avais pas eu droit.

Mon mariage était arrangé. On avait un bon partenariat avec mon ex-femme, mais il n’y avait pas d’amour. On s’était vus deux fois, en présence de nos parents. Le sexe était une tâche à accomplir chaque vendredi soir, une mitzvah, une bonne action. Il fallait qu’il fasse noir, mettre un drap sur la porte pour couvrir la lumière du shabbat, ranger les livres saints, prier, remplir un pot d’eau. Car, le sexe terminé, avant même de poser un pied à terre, on devait se laver les mains. Chaque étape était un tue-l’amour. J’ai voulu vérifier les croyances avec lesquelles j’allais éduquer mes enfants. J’ai réalisé que la Bible racontait de belles histoires, mais dénuées de sens, un peu comme Blanche-Neige. Une nuit, j’ai annoncé à ma femme que je ne croyais plus en Dieu. Au matin, j’ai coupé ma barbe, mes longs cheveux et mes papillotes. J’ai flanqué le tout dans une poubelle et pris le bus pour Tel-Aviv. J’étais terrifié à l’idée qu’on me poursuive. Mais à Tel-Aviv, je marchais dans la rue, libre et heureux.

Les premiers jours, j’ai vécu dans la rue. La nuit je me cachais dans un centre commercial. Puis j’ai commencé à bosser dans un McDo. Mais avec le divorce et la pension à payer, c’était rude. Je me sentais perdu, je ne gagnais plus assez, j’allais perdre mon logement. Dans un kiosque, j’ai vu une publicité pour l’ONG Hillel et je les ai contactés. Ils m’ont placé dans un de leurs appartements transitionnels, en colocation avec d’autres yotzim. J’ai passé mon bagrut à 26 ans puis commencé mes études d’ingénieur. A ce moment-là, mes enfants n’ont plus voulu me voir. Je n’ai plus de contact avec eux depuis douze ans. J’ai payé le prix fort. Je ne veux pas leur forcer la main, mais c’est extrêmement dur de vivre sans eux. Bientôt je construirai une nouvelle famille. Cela fait un an et demi que je suis avec Noa, une violoncelliste professionnelle, et nous venons de nous marier non religieusement. On s’est rencontrés sur le site OkCupid. Mes parents la connaissent : on leur rend visite une fois par mois. Ils nous ont demandé d’arrêter de montrer notre affection en public, mais on ne le prend pas mal, ça nous fait rire. Ils ne savent pas s’ils viendront à notre mariage, mais ils finiront par accepter, j’y crois.

Mon envol est passé par les voyages. Au Népal où j’ai gravi les montagnes de l’Himalaya, au Canada où j’ai dévalé des pistes en snowboard. J’ai été habitué tant d’années à contrôler mes désirs que j’ai mis du temps à me donner la permission de prendre du plaisir, à apprendre à perdre le contrôle dans le sexe et ailleurs. Les voyages, l’amour, le jazz, les films, chaque exploration du monde a été fascinante. »

En chiffres

10 % de la population israélienne est ultraorthodoxe, soit environ 800 000 personnes.

Au total 13 000 personnes auraient quitté leur communauté ces vingt dernières années, dont 70 % d’hommes et 30 % de femmes.

1 300 personnes ont fui les haredim en 2015.

Les ex-religieux sont trois fois plus nombreux à manifester des tendances suicidaires, selon une étude réalisée sur 170 personnes en 2014.

Depuis 2012, une dizaine de cas de suicide de yotzim ont été recensés.

Sophie Boutboul

Article publié dans le magazine NEON en septembre 2016

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