Bienveillante, inclusive, queer : la masculinité de demain se construit peu à peu
Toxique, hégémonique, abusive... La masculinité n’a pas le beau rôle dans la société actuelle. Certains tentent pourtant de la réinventer. C’est quoi, le modèle masculin de demain ? Pistes de réponses.
Ivan, Dany et Tristan sont trois garçons assez similaires : silencieux, réservés, sensibles. De ceux qui lisent et écoutent, plutôt que de taper le ballon ou leurs camarades. Bref, ils ne rentrent pas dans le moule, et ils le sentent. Ce n’est pas un hasard si plus tard dans leur vie, ces garçons mal ajustés dans leur genre se sont penchés sur l’énigme de la masculinité, ce modèle qui leur a tant posé problème.
Enfant, Ivan subit les moqueries pour avoir proclamé en classe " je ne suis pas un mâle !" et dit à un copain qu’il avait rêvé de lui. Désormais chercheur et historien, Ivan Jablonka passe son temps à disséquer au fil de ses livres le "malaise dans le masculin". Il a interrogé la violence de son genre dans Laetitia ou la fin des hommes, analysé les racines du patriarcat dans Des hommes justes, et questionne sa propre construction d’homme "gringalet, demi-portion, mangeur de concombres (…) l’exact contraire du cow-boy Marlboro" dans Un garçon comme vous et moi (éd. Seuil).
Hier, le grand frère de Dany, "sacré bagarreur", tentait de lui apprendre à se défendre contre le harcèlement ; aujourd’hui, Dany Caligula aborde frontalement les mythes de la virilité dans une série de trois vidéos, coécrites avec Cassandre, chercheur en études de genre. Un alliage d’arguments politiques et philosophiques, où ils dissèquent des concepts controversés, misère sexuelle, masculinité toxique, misandrie, avec une bonne dose d’approche queer.
Dany a mis du temps à se lancer sur ce sujet explosif qui fait dégoupiller l’extrême droite et certaines féministes qui estiment que les hommes qui parlent de genre ne font que défendre leurs privilèges. "Ça démotive, on se dit qu’on va être dans un tir croisé, dépeint-il. D’ailleurs on est très sérieux dans ces vidéos, on évite de faire des vannes. Mais le climat a changé, il suffit de penser à Bilal Hassani, au rap où on parle beaucoup de masculinité… Le sujet s’est démocratisé."
Pourquoi je serais obligé de me taper les mags sur le foot ou les dinosaures ?
Tristan se trouve en colo lorsqu’il découvre le pouvoir de la vanne comme arme face à la brutalité des préados. Devenu humoriste, Tristan Lopin met en scène sur Instagram ses commérages téléphoniques avec ses copines ou ses karaokés déhanchés. Il se souvient : "Quand j’allais acheter Super avec Britney à l’intérieur, le nombre de fois où on m’a dit "c’est un magazine pour les filles". J’étais hyper jeune et je me disais, pourquoi je serais obligé de me taper les mags sur le foot ou les dinosaures ? T’as tellement été remis en question sur ta propre identité… Forcément on est les premiers à vouloir remettre en cause cette image de la masculinité qui nous a pourris, pour rendre la vie plus douce à d’autres gens."
Ces œuvres s’inscrivent dans une remise en question profonde d’un rôle longtemps central dans la société : chef de famille, citoyen, soldat... L’homme est le modèle par défaut, au point que le terme est synonyme d’être humain. "La force de l’ordre masculin se voit au fait qu’il se passe de justification", écrit le sociologue Pierre Bourdieu dans La domination masculine.
A quelques exceptions près, patriarcat et civilisation se sont bâtis main dans la main, comme le précise Olivia Gazalé, autrice du Mythe de la virilité (éd. Robert Laffont) : "Dans certaines civilisations de la préhistoire - étrusque, égyptienne, celte… – il n’y avait pas de suprématie masculine. Dans ces sociétés matrilinéaires, les femmes disposaient de larges prérogatives : le droit à l’instruction, à la libre circulation, à exercer des fonctions politiques et religieuses. Des droits et des pouvoirs qu’elles perdront par la suite. J’ai appelé ce processus “la virilisation du monde”. La femme va être infériorisée, domestiquée, minorée : l’idéologie patriarcale fait d’elle la servante soumise de l’homme et la réduit pour des siècles à son seul rôle de procréatrice."
C’est la virilité elle-même qui serait à l’œuvre dans ce mal-être existentiel
Aujourd’hui, ce modèle dominant est enfoncé de partout : par les revendications féministes, par la montée des mouvements LGBT qui contestent la binarité du genre, par le développement d’une société post-industrielle qui n’a plus besoin de la force brute associée aux hommes. Existe-t-il un malaise chez le mâle ? La plupart des spécialistes s’accordent : c’est la virilité elle-même qui serait à l’œuvre dans ce mal-être existentiel. La violence des hommes se retourne contre les femmes, mais aussi contre eux-mêmes. Ils meurent davantage de suicides, remplissent les prisons, et dès l’enfance, subissent 90 % des punitions à l’école, d’après les travaux de la sociologue Sylvie Ayral. Loin de les remettre dans le rang, ces sanctions les valorisent face à leurs pairs ; un cercle vicieux qui les cantonne à la traîne des études, loin derrière les femmes. Et qui fait peser sur la société un coût collectif. Délits sexistes et sexuels, maltraitances intra-familiales, homicides, trafic de drogue… L’historienne Lucile Peytavin a chiffré à 95 milliards d’euros par an le tarif du mythe de la virilité.
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Olivia Gazalé parle de piège pour les deux sexes : «"On ne naît pas viril, on le devient, en obéissant à un faisceau d’injonctions physiques, comportementales et morales très coercitives. Etre un homme, c’est un fait biologique, mais devenir viril c’est un processus d’intériorisation de normes, un processus coûteux et exigeant, par définition jamais achevé, ou toujours imparfait. L’homme doit sans cesse prouver et confirmer, par sa force, son courage et sa vigueur sexuelle, qu’il est bien un homme, un vrai, autrement dit qu’il n’est ni une femme, ni un homosexuel."
La définition d’un homme, un vrai, est incroyablement réductrice
Le piège est d’autant plus implacable que la définition d’un homme, un vrai, est incroyablement réductrice. La sociologue australienne Raewyn Connell a établi une typologie qui fait référence et qui montre bien la hiérarchie féroce entre les différentes manières d’être un homme. Elle distingue en premier lieu la masculinité hégémonique, celle qui fait plier les autres devant son pouvoir, et que monopolisent les hommes privilégiés ; la masculinité complice, qui facilite la domination des premiers (en riant à leurs blagues sexistes, par exemple) ; la masculinité marginale, les hommes immigrés ou de classe sociale inférieure ; et la masculinité dite "subordonnée", dans laquelle se retrouvent Dany ou Tristan, celle qui leur vaut des "pédés" ou "tafioles" à la récré.
Quel modèle alternatif proposer aux hommes ?
Qui ressort gagnant de cet épuisant concours de quéquettes ? Une poignée d’hétéros sortis d’écoles de commerce, et c’est à peu près tout. Pourtant, difficile d’abolir un statu quo qu’on a respiré comme l’air qui nous entoure, héritage de siècles d’oppression. Et la remise en question de ce système ouvre un défi de taille : qu’est-ce qu’on met à sa place ? Le féminisme a ceci d’exaltant qu’il laisse entrevoir un avenir meilleur pour les femmes, un horizon pour les petites filles d’aujourd’hui. Quel modèle alternatif proposer aux hommes qui soit aussi séduisant que le trône qu’ils ont si longtemps occupé ?
L’agenda masculiniste prospère sur ce vide relatif ; une galaxie qui va du pick-up artist aux bootcamps pour les bonshommes les vrais, en passant par les dizaines de milliers de pages de forums où de jeunes hommes désignent les femmes par la note physique qu’ils leur attribuent. Une audience que Dany Caligula connaît bien. "Avec mes émissions Twitch, je me suis rendu compte que j’avais un public assez geek, des mecs de 30 piges parfois puceaux. Certains se sont fait avoir par des coachs en séduction... Il faut savoir qu’on est deux ou trois à parler de masculinité en France et eux sont des centaines à produire un contenu putaclic et manichéen. Quand on n’a jamais eu de petite amie de sa vie, et qu’on consomme ces contenus, c’est normal d’avoir un avis de merde sur ce sujet ! Une grosse partie de mon public est d’extrême droite et me regarde pour m’insulter. Certains me disent "je t’aimais pas au début, mais grâce à toi je suis sorti de ces vidéos toxiques". Je reste persuadé qu’il faut parler !"
Une autre forme de libération de la parole est tout aussi cruciale ; celle des autres hommes, pour tempérer les violences de leurs pairs. Dans son essai Sexisme, une affaire d’hommes (éd. Libertalia), l’autrice féministe Valérie Rey-Robert explique que la fin de la domination masculine ne peut advenir tant que la majorité des hommes restent témoins passifs du comportement abusif de quelques-uns. "Si plus d’hommes parlent avant, pendant et après des actes de violences sexistes, ils créeront un climat où les violences faites aux femmes seront incompatibles avec des normes masculines, écrit-elle. Les hommes ont un devoir majeur en la matière, parce que rien ne compte plus pour un homme que l’opinion de ses pairs. Si un homme lui fait comprendre que ce qu’il dit ou fait n’a rien de valorisant, que d’autres le suivent, alors il arrêtera. C’est le silence, qui vaut approbation, qui le conforte."
Beaucoup d’hommes sont bloqués dans les pseudo-idéaux qu’on leur propose dès l’enfance
Et puis il y a des manières alternatives de représenter la masculinité. Dans ses livres, Ivan Jablonka s’intéresse à des icônes culturelles hors du moule viril : Charlot, le personnage phare de Charlie Chaplin, résistant gaffeur à l’ordre bourgeois, ou encore Jean-Jacques Goldman (oui oui). "Ça me frappe que beaucoup d’hommes soient bloqués dans les pseudo-idéaux qu’on leur propose dès l’enfance, dit-il. Ce qui est intéressant, c’est de voir comment un même homme peut se situer contradictoirement dans différents modèles de masculinité, à la fois des dominants et des dissidents. Le président Obama, on peut dire qu’il est l’incarnation d’une masculinité hégémonique et puissante. Mais comparé à Trump, son successeur, on peut le voir comme un intello, un homme noir, quelqu’un de fragile... Il faut sortir du schématisme et complexifier le masculin."
Le spectacle de Tristan Lopin Dépendance affective, dans lequel il dissèque ses névroses et ses déboires sentimentaux, offre aussi une forme de contre-modèle : "Ce spectacle, je l’ai écrit après ma première rupture amoureuse. J’avais le sentiment que c’était une douleur que personne n’avait vécue parce que les garçons n’en parlaient pas ! Et depuis, des mecs qui viennent traînés par leur copine me disent : "Ça me parle grave, mais c’est des choses sur lesquelles j’ai du mal à mettre des mots." Ils n’ont pas l’habitude de décortiquer les choses de cette façon." L’humoriste martèle l’importance d’aller consulter un psy, toujours tabou côté garçons.
Pour Dany Caligula, il est urgent de valoriser une approche queer et modifier le regard souvent ultra-violent que les hommes portent sur eux-mêmes. "C’est épouvantable de réfléchir à la taille de sa mâchoire, alors qu’on ne peut pas changer ça. Ce qu’on peut changer c’est son attitude. S’épanouir dans des vêtements qui nous plaisent, du sport, des activités artistiques... Ils ne pensent pas comme ça, mais eux aussi pourraient être jolis. On peut être un homme et être aussi sexy qu’une femme : c’est la force du queer."
Les utopies d’aujourd’hui deviennent la banalité de demain
Dans un réquisitoire ambitieux à la fin du livre Des hommes justes, Ivan Jablonka défend la "justice de genre", une remise à plat des codes culturels et sexués. "C’est comme le changement climatique, on fait des choses dans sa vie quotidienne, mais il faut aussi des réformes systémiques, résume-t-il. Prenez l’exemple du congé parental : il est évident que ce thème doit être abordé au sein du couple, mais tant que le législateur ne s’en empare pas, on n’avance pas. Il faut obtenir une nouvelle donne capable de rétablir égalitairement les pouvoirs, les responsabilités, les rôles privés et publics… Les utopies d’aujourd’hui deviennent la banalité de demain." Elle est là, la place des hommes dans la lutte féministe : à œuvrer pour le changement au sein de leur propre genre. Au travail, messieurs.
Pour aller plus loin…
Les couilles sur la table, podcast de référence par Victoire Tuaillon sur les enjeux de la masculinité, et le livre du même nom aux éditions Binge Audio
Le Coût de la virilité, de Lucile Peytavin, éditions Anne Carrière.
Maternité, paternité, parité, de Violaine Dutrop, éditions du Faubourg.
Article publié dans le magazine NEON en juin-juillet 2021